Une virée d'enfer
Ce livre fait partie des tous premiers puisque c'est le deuxième roman après Wolf et Jim Harrison dessine déjà le personnage type qu'il mettra en scène dans une bonne partie de ses romans : un homme tiraillé, souvent solitaire, désabusé mais bon vivant, souvent fauché, aimant la nature, la pêche autant que les femmes mais les craignant aussi un peu, surtout celles appartenant à un autre.
Un homme désœuvré, séparé de sa famille (il a une femme et une fille), passe son temps à aller à la pêche et à parier sur d'improbables parties de billard ; il fait alors la connaissance de Tim, un ancien militaire blessé du Vietnam qui l'invite à boire et à manger. Devant cette force de la nature pourtant abîmée, le narrateur évoque la construction d'un barrage dans le Grand Canyon qui empêche les truites de remonter le courant. Tim se met en tête de le faire exploser et les voilà sur la route en compagnie de Sylvia la petite amie de Tim, pour une virée en voiture mouvementée entre réflexions sur la place de l'homme dans la nature et la place de la femme dans la vie d'un homme.
Dans ce roman, Jim Harrison nous embarque à bord dans une virée d'enfer aux côtés d'un trio qui s'adonne à la trinité de la drogue, l'alcool et aux désirs outranciers, comme les disciples d'un culte maudit voué à la perte d'identité. Le narrateur accompagné de Tim, un ancien du Vietnam drogué qui se réfugie également dans la boisson, entraînent avec eux la petite amie de Tim dont le narrateur tombe amoureux. Il en résulte un long voyage dans une voiture à bout de souffle, de même que les deux hommes qui ne parviennent pas à reprendre la main sur leur destinée : Tim se met dans la tête de faire sauter un barrage et le narrateur n'est pas assez résolu pour le raisonner puisque lui aussi se drogue et boit.
C'est un bonheur d'avoir à lire encore quelques romans avant d'achever la lecture de tous les romans de Jim Harrison (il me reste 4 livres à lire). Ce roman n'est certes pas mon préféré pour toutes les outrances qui sont égrenées tout au long du roman : agissements illogiques, choix immoraux, mais il faut reconnaitre une plume exceptionnelle pour dénoncer la désespérance.
- Il y a de la bière dans le réfrigérateur, marmonna Rose depuis son lit.Je regardais par le fenêtre de la cuisine, et je sentis le froid envahir ma tête, une curieuse tentation de suicide. J'avais du mal à avaler. Pourquoi suis-je ici ? Toujours la même aliénation. Depuis combien de temps suis-je partie de chez moi ? Je pensais à ma petite fille, dans sa robe du dimanche, qui tournoyait encercles confus dans la cour. Mon chien. Pourquoi les chiens ou les petites filles se souviendraient-ils de leur père ? Une arrière cour à Valdosta. Avec une voiture en plein milieu.L'arrière d'une maison, juste après l'aube. Des larmes me montaient aux yeux mais furent ravalées par une volonté incertaine. Comment n'ai-je jamais commis d'actes irréparables ? Je suppose qu'il faut aller jusqu'au bout. Ou bien vivre comme Tim, en s'engageant à fond dans l'action. pensées lugubres. (p.53)
La destruction de l'environnement naturel et la description de paysages se superposent toujours avec le passé peu glorieux des américains non natifs ayant pris le dessus sur les indiens à force de roublardise. Le style de narration, toujours riche, très peu superficiel, nous emporte dans une réflexion sur la vie, ce qui nous fait "aller de l'avant", même si le personnage principal, comme souvent, se retrouve seul, sacrifiant son propre bonheur immédiat pour quelque chose de moins égoïste.
- Ils vont construire un barrage sur le Grand Canyon, dis-je, à mi-chemin, en traversant Duval Street. Tim s'arrêta et me regarda, perplexe. Une voiture klaxonna.- Tu te fous de moi ?- Non.Nous entrâmes dans le restaurant et l'hôtesse, après un coup d’œil averti, nos installa dans un coin, aussi loin que possible de autres clients.- Où as-tu entendu une chose pareille ? demanda-t-il en consultant la carte.- Je l'ai lu quelque part. C'est vrai.Pendant un moment, j'avais été pris de court. Ce n'était de ma part qu'une simple divagation.- Tu es sérieux ?- Ma parole d'honneur, dis-je en levant mes deux doigts, tel un chef scout.- Mon dieu ! Alors il va se remplir d'eau ? Il était visiblement troublé et je cherchais à détourner la conversation. (p.26)