J'ai baissé les yeux, ôté le drap et constaté que mes muscles ont presque entièrement disparu. Cynthia dit que non, mais je sais bien à quoi m'en tenir. Même un crayon ou un verre d'eau a désormais son poids. Pendant vingt-cinq ans j'ai gagné ma vie correctement en posant des parpaings, en maniant le ciment et parfois en construisant des maisons. Aujourd'hui, je souffre d'un excès de salive et je n'ai pas envie de manger. Sur Sugar Island je portais la barque jusqu'à la rivière pour les enfants et elle pesait cent cinquante kilos. Je tendais le bras à l'horizontale et ma petite fille se balançait dessus comme une guenon. Je pouvais tenir à bout de bras une pierre d'angle de quarante cinq kilos, alors que maintenant je parviens à peine à tendre le bras. Ce genre de chose arrive, mais c'est parfois difficile à supporter. Ainsi, ce matin, mon sens de la réalité a volé en éclats et je n'étais plus sûr de rien. (p.23)
Sur le rivage il y avait un glacier qui semblait haut comme une montagne, ce glacier avançait si lentement qu'on ne le voyait pas bouger, mais d'énormes blocs en basculaient parfois vers la mer dans un fracas de tonnerre. Et bien, quand je suis tombé malade, j'ai souvent rêvé qu'une bonne manière de mourir serait de camper en haut de ce glacier et de rester sur un bloc de glace gros comme une maison quand il chuterait d'une hauteur de trois cent mètres vers la mer. (p.79)
L'histoire se poursuit avec le journal de K, son beau-fils, que Donald considère comme son fils, et nous assistons aux préparatifs de l'euthanasie.
Nous parlons de ce qu'elle appelle "le projet", dont l'échéance se rapproche douloureusement. Elle passe presque tout la nuit auprès de Donald, il parle plus aisément dans l'obscurité. Il est presque prêt. Donald croit que Dieu se trouve dans tous les êtres vivants, les humains, les insectes, les oiseaux, les animaux, les microbes, et que la terre et ses montagnes, les plaines, les lacs et les rivières font partie de Son corps. Les fleuves et les cours d'eau sont des vaisseaux sanguins. Un jour, il m'a demandé si j'avais remarqué que les éclairs ont la même forme que les systèmes fluviaux. Je l'avais en effet remarqué. Ainsi, Donald veut être enterré nu et sans cercueil. C'est bien illégal, mais on s'en fiche. (p.122)
Viennent ensuite le point de vue de David, le beau-frère de Donald, un philanthrope, qui vit entre le Mexique et le Nord de l'Amérique.
J'ai dit à mon oncle Fred, lors de son bref séjour ici durant l'été, que nous avons tendance à vivre à l'intérieur d'un oeuf gris, dont nous brisons rarement la coquille pour voir la vie telle qu'elle est, et il m'a répondu ceci :" Non, c'est faux , nous croyons seulement vivre à l'intérieur de cet oeuf, mais nous sommes à l'extérieur. Nous avons l'impression d'être davantage en sécurité ainsi."J'ai bien sûr été agacé, mais sans savoir quoi lui répondre. Il y avait eu une vague de chaleur exceptionnelle et après une nuit passée à transpirer nous avons plongé dans la rivière à l'aube. Un groupe de corbeaux bruyants nous observait et il y avait, en provenance du sud, des roulements de tonnerre lointains. Debout devant la fenêtre, j'ai dit :"Maintenant, je suis en dehors de l'oeuf gris."(p.179)
Pour finir, nous abordons la fin de l'histoire, émouvante, en compagnie de Cynthia, l'épouse bien aimée.
Oncle Fred m'a envoyé une belle lettre de Hawaii la semaine dernière. Elle contenait un paragraphe fascinant sur toutes les désillusions que le décès d'un être aimé peut engendrer chez ses proches. Il citait un philosophe japonais dont le nom m'échappe maintenant : "ne pas changer la réalité pour plaire au soi." J'ai montré cette lettre à Clare qui s'est mise en colère avant de s'en aller. Elle a fini par m'avouer qu'à son avis son père défunt est devenu un ours. Je considère cette conviction comme une folie, même si je sais qu'elle appartient aux croyances chippewas. (p.251)
- titre original : Returning to earth
- Traduction par Brice MATTHIEUSSENT
- 320 pages
- illustration : Ron Wiltse "Michigan"