RETOUR EN TERRE (2007)

Etats unis d'Amérique, Michigan. De nos jours. Donald, un homme de 45 ans, descendant d'indiens Anishinabe se meurt de la maladie de Lou Gehrig* et dicte à sa femme l'histoire de sa famille. Tous les siens vont l'accompagner lorsqu'il va choisir de mourir, et de "retourner à la Terre".
J'ai baissé les yeux, ôté le drap et constaté que mes muscles ont presque entièrement disparu. Cynthia dit que non, mais je sais bien à quoi m'en tenir. Même un crayon ou un verre d'eau a désormais son poids. Pendant vingt-cinq ans j'ai gagné ma vie correctement en posant des parpaings, en maniant le ciment et parfois en construisant des maisons. Aujourd'hui, je souffre d'un excès de salive et je n'ai pas envie de manger. Sur Sugar Island je portais la barque jusqu'à la rivière pour les enfants et elle pesait cent cinquante kilos. Je tendais le bras à l'horizontale et ma petite fille se balançait dessus comme une guenon. Je pouvais tenir à bout de bras une pierre d'angle de quarante cinq kilos, alors que maintenant je parviens à peine à tendre le bras. Ce genre de chose arrive, mais c'est parfois difficile à supporter. Ainsi, ce matin, mon sens de la réalité a volé en éclats et je n'étais plus sûr de rien. (p.23)
C'est toujours difficile de choisir les mots qui convaincront de lire les auteurs que l'on aime vraiment. Pour les autres, nous parlerons du style original, ou de la forme, mais pour ceux que l'on apprécie vraiment, comme Jim Harrison qui ne m'a jamais déçue, l'exercice est complexe, car je voudrais tout dire, et en même temps laisser le lecteur choisir et découvrir par lui même.

Lorsque je prête mes livres à des collègues, ceux-ci ne manquent pas de souligner son obsession pour le sexe. Je ne nie pas. Tous les personnages de ses histoires pensent à "ça", en rêvent, le font. Rien que du normal au fond. Mais le style de Harrison va au-delà de cet aspect charnel de l'amour, il est la puissance de l'être : en le lisant, nous devenons le personnage, que celui-ci soit un homme ou une femme. Il parvient à nous transcender.

Ce roman est en 4 parties selon les 4 personnages qui racontent les faits sous une forme de journal, à chaque fois, nous devenons le narrateur. Tout d'abord Donald que l'on découvre, amoindrit, et qui ne supporte pas d'être un fardeau pour sa famille. Nous comprenons quel homme il est, sa force, ses croyances, et nous comprenons pourquoi il a choisi sa mort.
Sur le rivage il y avait un glacier qui semblait haut comme une montagne, ce glacier avançait si lentement qu'on ne le voyait pas bouger, mais d'énormes blocs en basculaient parfois vers la mer dans un fracas de tonnerre. Et bien, quand je suis tombé malade, j'ai souvent rêvé qu'une bonne manière de mourir serait de camper en haut de ce glacier et de rester sur un bloc de glace gros comme une maison quand il chuterait d'une hauteur de trois cent mètres vers la mer. (p.79)
L'histoire se poursuit avec le journal de K, son beau-fils, que Donald considère comme son fils, et nous assistons aux préparatifs de l'euthanasie.
Nous parlons de ce qu'elle appelle "le projet", dont l'échéance se rapproche douloureusement. Elle passe presque tout la nuit auprès de Donald, il parle plus aisément dans l'obscurité. Il est presque prêt. Donald croit que Dieu se trouve dans tous les êtres vivants, les humains, les insectes, les oiseaux, les animaux, les microbes, et que la terre et ses montagnes, les plaines, les lacs et les rivières font partie de Son corps. Les fleuves et les cours d'eau sont des vaisseaux sanguins. Un jour, il m'a demandé si j'avais remarqué que les éclairs ont la même forme que les systèmes fluviaux. Je l'avais en effet remarqué. Ainsi, Donald veut être enterré nu et sans cercueil. C'est bien illégal, mais on s'en fiche. (p.122)
Viennent ensuite le point de vue de David, le beau-frère de Donald, un philanthrope, qui vit entre le Mexique et le Nord de l'Amérique.
J'ai dit à mon oncle Fred, lors de son bref séjour ici durant l'été, que nous avons tendance à vivre à l'intérieur d'un oeuf gris, dont nous brisons rarement la coquille pour voir la vie telle qu'elle est, et il m'a répondu ceci :
" Non, c'est faux , nous croyons seulement vivre à l'intérieur de cet oeuf, mais nous sommes à l'extérieur. Nous avons l'impression d'être davantage en sécurité ainsi."
J'ai bien sûr été agacé, mais sans savoir quoi lui répondre. Il y avait eu une vague de chaleur exceptionnelle et après une nuit passée à transpirer nous avons plongé dans la rivière à l'aube. Un groupe de corbeaux bruyants nous observait et il y avait, en provenance du sud, des roulements de tonnerre lointains. Debout devant la fenêtre, j'ai dit :
"Maintenant, je suis en dehors de l'oeuf gris."
(p.179)
Pour finir, nous abordons la fin de l'histoire, émouvante, en compagnie de Cynthia, l'épouse bien aimée.
Oncle Fred m'a envoyé une belle lettre de Hawaii la semaine dernière. Elle contenait un paragraphe fascinant sur toutes les désillusions que le décès d'un être aimé peut engendrer chez ses proches. Il citait un philosophe japonais dont le nom m'échappe maintenant : "ne pas changer la réalité pour plaire au soi." J'ai montré cette lettre à Clare (*) qui s'est mise en colère avant de s'en aller. Elle a fini par m'avouer qu'à son avis son père défunt est devenu un ours. Je considère cette conviction comme une folie, même si je sais qu'elle appartient aux croyances chippewas. (p.251)
(*) sa fille, note de Wictoria
Ainsi, nous avons 4 angles de vue des faits, chaque récit est un quartier du roman, qui, assemblés, forment un volume, une sphère, une unité. Une boule ronde comme la Terre. A chaque récit, Harrison invente un style, des pensées intimes, qui finissent par se répondre dans une sorte de chorale à 4 voix.

Donald est-il devenu un ours ? Sa famille le pense... Idée d'une certaine éternité. Dans ce roman, Jim Harrison nous transporte à travers le Michigan à la rencontre des paysages grandioses et au travers des mémoires. Jim Harrison distille ici et là des anecdotes parfois terribles, parfois cocasses. On s'insurge, on s'amuse. Le récit est dense : multiplicité des personnages, des paysages, aller-retour entre le présent et le passé, mais tout cela est si bien ficelé que le voyage est d'une absolue nécessité. Un livre que je recommande aux lecteurs qui aiment la nature et les bonnes histoires bien écrites qui invitent à la réflexion.

* sclérose latérale amyotrophique - note de Wictoria

Titre original : Returning to earth
Traduction par Brice MATTHIEUSSENT
320 pages

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